LE  RAPPORT  CRITIQUE  ET L'ENQUÊTE  DES  MESSAGERIES  MARITIMES 

 


 SOMMAIRE

SUIVANT    

 

Désormais conservées dans les locaux de l’association French Lines au Havre, les archives des Messageries Maritimes nous offrent la possibilité de mieux cerner la nature des enquêtes menées à l’époque. La majorité de ces documents concernant la catastrophe sont en effet accessibles au public, seuls ceux relatifs aux victimes restent confidentiels pour des raisons évidentes. La totalité de ces archives n’étant pas encore répertoriée, il est évidemment impossible de savoir si tous les éléments concernant ce navire et son naufrage ont été conservés. Nous pouvons toutefois considérer, au vu des documents mis à notre disposition, en complément de ceux obtenus par ailleurs, que les archives répertoriées présentent de sérieux gages à une étude approfondie, cela même en l’absence, espérons le temporaire, de certaines pièces.

Les hypothèses relatives à la cargaison 

L’absence de bois de fardage ainsi que celle des bardis et jambettes soudées sur les entreponts devait très rapidement inciter les membres de la commission d’enquête à douter des précautions prises par le bord afin d’éviter le désarrimage de la cargaison lors du chargement du nickel. La découverte sur le lieu du naufrage de nombreux panneaux en bois brisés, ainsi que le témoignage du survivant qui entendit le bruit retentissant du déplacement de la cargaison dans les cales avant à partir de 30 à 35 degrés de gîte conforta semble-t-il les membres de cette commission que des fautes importantes avaient été commises et qu’il convenait de les découvrir. Le rapport d’enquête est ainsi marqué par une volonté d’établir que la perte du Maori est la conséquence d’une faute du bord et plus précisément au non respect des règles d’arrimage, aggravé par un dépassement des charges admissibles des ponts et plus particulièrement une surcharge de certains panneaux d’écoutille en bois.

Ce sont en fait des erreurs d’interprétation du plan de chargement qui conduiront les membres de la commission à développer certaines affirmations qui seront jugées « osées » dans le rapport critique rédigé par l’Administration Centrale. Il est indiqué dans ce rapport « que rien ne permet de conclure à une surcharge des panneaux des shelters ou faux pont ». Dans leurs calculs mettant en cause la surcharge des panneaux en bois, les membres de la commission ont utilisé le plan de chargement préparé par le Second Capitaine comme un document montrant la délimitation exacte des différents lots alors qu’il s’agit d’un document de travail destiné à indiquer uniquement leur emplacement. Sont ainsi mis en cause les panneaux des entreponts supérieurs des panneaux 2 et 4 ainsi que le chargement en cale des tranches 1 et 5 accusé d’avoir provoqué une déformation de la coque à ses extrémités. Tous ces résultats seront invalidés par le jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 15 septembre 1975, jugement confirmé par celui de la Cour d’Appel de Paris du 29 novembre 1978. 

Pour ce qui concerne la faute d'arrimage, la vérification des plans de chargement du Maori lors de ses trois derniers voyages permit de démontrer que la charge maximale sur le fond des cales était bien inférieure à la limite de 5 tonnes au mètre carré fixée par le constructeur. Invalidant ainsi la théorie d'une déformation permanente de la structure du navire à ses extrémités. Le second point examiné par les juges concernait une éventuelle surcharge des panneaux d'entreponts en bois, nombre d'entre eux ayant été découverts brisés sur  les lieux du naufrage. Des essais réalisés à partir de panneaux neufs et usagés provenant du Martiniquais, sister-ship du Maori révéleront que les charges de ruptures étaient au minimum égales à deux fois et demie la charge maximale indiquée sur les plans du cargo.

Le Tribunal entendit également les témoignages des responsables du chargement de nickel qui confirmèrent que le Commandant Le Bel était descendu à plusieurs reprises vérifier l'arrimage dans les différentes cales, généralement accompagné de son Second, et que tous les deux en étaient très satisfaits. Il fut précisé qu'aucun espace vide n'existait au plancher des faux ponts supérieurs et inférieurs, que l'on n'y avait à aucun endroit chargé une deuxième hauteur de fardeaux, et que toute la cargaison faisait clé. Le chargement sur les panneaux d'entreponts était donc uniquement constituée d'un seul plan de fardeaux, soit une charge d'environ 1,7 tonnes au mètre carré alors que les plans établis par le constructeur du navire mentionnait une charge maximale admissible de 2,2 tonnes au mètre carré. Réalisés après le naufrage, les essais de ruptures révéleront des valeurs bien supérieures comprises entre 6,0 et 7,0 tonnes pour les panneaux usagés et variant de 5,4 à  5,9 tonnes pour les panneaux neufs.

Dans le rapport d'enquête complémentaire, baptisé « rapport critique », il est en outre démontré que le couple requis pour provoquer une gîte de 15 degrés (4000 t/m) aurait nécessité la chute dans les cales d'un poids de nickel de 2200 tonnes, alors que le poids global de nickel réparti sur tous les panneaux n'atteignait que 283 tonnes. L'hypothèse émise par la commission d'enquête fut également infirmée par les déclarations de l'unique survivant qui précisa n'avoir entendu aucun bruit lorsque le navire prit soudain une gîte de 15 degrés. L'énorme bruit de roulement, comparable à des coups de tonnerre, qu'il rapporta ne s'est produit que plus tard, lorsque la gîte atteignait 35 à 40 degrés. Des expérimentations réalisées à Nouméa en présence des Affaires Maritimes devaient d’ailleurs permettre de constater que le glissement des fardeaux sur des plans inclinés ne commençait qu’à partir de 35 degrés et que le désarrimage des lingots n’intervenait qu’à partir de 45 degrés.

Il est particulièrement surprenant de constater la légèreté des accusations portées envers l’équipage par les membres de la commission d’enquête officielle. Précisons que les observations faites par l’inspecteur de la compagnie au cours de son enquête avaient été communiquées aux membres de la commission à la demande du Directeur Général des Messageries Maritimes.  

L’origine de la voie d’eau responsable de la gîte initiale du Maori.

 Si l’on écarte les causes reconnues comme très peu probables dans les différents rapports, c’est à dire l’explosion, une collision avec une épave immergée et l’action de la mer, la seule hypothèse subsistant implique une importante voie d’eau. S’il existe un certain consensus dans les divers rapports sur l’éventualité d’une voie d’eau importante intéressant les fonds et cales tribord avant pour expliquer la gîte de 15 degrés sur tribord prise par le navire, l’on remarque cependant une profonde divergence quant à son origine. L’impossibilité à pouvoir apporter la preuve d’une telle théorie ne doit cependant toutefois pas nous inciter à la nier. Parmi les questions restées sans réponse, c’est certainement dans l’origine de cette gîte, cause initiale du processus de chavirement, que réside l’explication de cette catastrophe. Sa brièveté résultant selon toute probabilité des brèches occasionnées à la coque par l’éboulement des fardeaux de nickel contre le bordé tribord, ainsi que de la rupture des tire-fonds destinés à assurer le maintien en position horizontale des panneaux de cale métalliques des ponts exposés. Il est en effet vraisemblable que ces derniers se détachèrent lorsque la gîte approcha les 90 degrés, permettant ainsi des entrées d’eau particulièrement importantes.

Le rapport « critique » rédigé par l’Administration Centrale étant en quelque sorte la synthèse des documents émanant de la commission d’enquête et des Messageries Maritimes, il est intéressant d’examiner son contenu pour ce qui concerne l’éventualité d’une voie d’eau importante dans la partie avant. Il y est rappelé que les ballasts 3 et 5 d’une capacité totale de l’ordre de 350 tonnes, localisés dans la partie tribord des double-fonds des tranches n° 2 et 3, étaient vides au moment du naufrage. Le calcul du moment correspondant à leur envahissement (1750 t/m) montre que celui-ci occasionnerait une gîte de l’ordre de 7 degrés. Pour atteindre une valeur de gîte proche de celle prise subitement par le navire, et qui correspond à un moment de 4000 t/m, il est donc nécessaire d’impliquer l’envahissement d’une partie au moins de la cale n° 2, soit environ 300 tonnes d’eau de mer. Comme le précise le rapporteur, il s’agit d’une valeur faible si l’on considère les dimensions de cette cale (23 x 18 mètres) en permanence sous le franc-bord. Il est également fait remarqué que «  cette explication n’a d’autre but que de présenter une version possible du sinistre, version non retenue par la commission. Elle n’entend pas conclure à la cause principale du naufrage qui demeurera semble-t-il définitivement inconnue. Le Maori "gardera au fond des mers le secret de sa perte". ».

Le rapport interne des Messageries Maritimes privilégie une hypothèse de cette nature tout en excluant une cause interne, c’est à dire une défaillance structurelle. Selon son rapporteur l’explication la plus probable à une telle avarie résulte d’une collision avec un sous-marin en immersion périscopique tout en se gardant d’envisager les conséquences d’une telle rencontre pour le sous-marin abordeur. Si des accidents de ce genre se sont effectivement déjà produits, il est connu que les dégâts les plus importants sont observés à bord du sous-marin. Dans le meilleur des cas les avaries subies par ce dernier se limitent au périscope et au schnorchel, en cas contraire les conséquences d’un tel choc peuvent conduire à la perte totale du sous-marin. C’est d’ailleurs l’une des hypothèses retenues à l’occasion de la disparition du Surcouf le 19 février 1942. Comme les spécialistes l’indiquent, une telle hypothèse impliquant un navire de la taille du Maori n’est pas envisageable avec un sous-marin classique compte tenu de son trop faible tonnage. De leur point de vue, seul un sous-marin nucléaire de fort tonnage pourrait être en cause, cependant aucun incident de ce genre ne s’est produit ce jour là dans cette zone. La probabilité d’une telle collision, comme l’évoque l’enquêteur des Messageries Maritimes est donc extrêmement faible.

Un rapport confidentiel réalisé par le Bureau Veritas à la demande des Messageries Maritimes confirmera l’absence de surcharge dans les conditions du naufrage. En ce qui concerne les efforts tranchants, il est ainsi précisé que l’effort tranchant maximum au droit de la cloison 36 atteignait 605 tonnes alors que l’effort tranchant maximum à ne pas dépasser était de 1200 tonnes. Pour ce qui est du moment fléchissant, le résultat du calcul indique une valeur de 32401 t /m correspondant à 78 % du moment fléchissant maximum admissible en eau calme (41707 t/ m). L’on notera que ce document ne tient toutefois pas compte des efforts dynamiques liés au mauvais temps, il est d’autre part vraisemblable que la valeur du moment fléchissant maximum admissible est celui indiqué par le constructeur pour le navire à sa construction. Il est important de préciser qu’il n’était pas d’usage à cette époque que les bords effectuent ce genre de calculs, selon un ancien Commandant des Messageries Maritimes cette notion n’interviendra qu’après la jumboïsation des Super-V.

Si une cassure du navire ne paraît pas devoir être retenue, rien ne permet cependant d’écarter l’hypothèse d’une défaillance structurelle localisée. L’apparition d’une fissure est tout de même rejetée par les Messageries Maritimes au motif que « de telles amorces de rupture n’ont jamais été constatées sur les navires de la série des  M et des V. ». Cette affirmation semble malgré tout remise en cause par certains des documents d’archives du Maori, l’examen des pièces disponibles permet en effet de penser que l’état de la structure du navire pouvait peut-être présenter des faiblesses non détectées malgré le soin qui caractérisait l’entretien de ces navires. Le « rapport critique » est à cet égard révélateur de l’état d’esprit des enquêteurs au sujet de l’éventualité d’une cassure. Il y est ainsi écrit que «  Le Maori était soumis à tous les examens et visites périodiques réglementaires. Rien ne permet de conclure à une rupture de la poutre maîtresse ou d’une structure du navire qui aurait provoqué une cassure ou fissure importante entraînant la voie d’eau brutale et par voie de conséquence le naufrage. ». S’il convient évidemment de faire preuve d’une extrême prudence en la matière, l’on ne peut cependant manquer de s’interroger sur la nécessité de réaliser à plusieurs reprises des travaux de réparation au bordé et sur les fonds sans que l’on sache s’ils se justifiaient en raison de simples d’avaries liées à des chocs ou s’ils concernaient le remplacement de tôles affaiblies par l’âge ou la corrosion.

Si comme nous le savons l’entretien du Maori ne peut être mis en cause, il est par contre indiscutable que ce navire a subit au cours des douze années de sa carrière de très nombreuses périodes de mauvais temps qui ont certainement contribué à fragiliser sa structure. Il apparaît donc tout à fait plausible d’envisager que la voie d’eau fatale ait pu être causée par une déchirure impliquant par exemple les fonds tribord des tranches 2 et 3, ainsi qu’une partie de la cale n° 2, comme l’admet le rapport « critique », sans qu’il soit évidemment possible d’en apporter une preuve formelle.